Sans souvenirs, pas de désirs possibles
Marion, 39 ans, a eu un jour une révélation étonnante. Cette jeune femme a vécu un grand amour à l'âge de 17 ans qui s'est terminé trois ans plus tard.
« Quelques années après avoir rompu, je me suis mariée et j'ai vécu quinze ans de bonheur tranquille avec mon époux. Et voilà que je tombe amoureuse d'un collègue. Ce n'est qu'après plusieurs mois de relation que je me suis rendue compte d'un élément surprenant. Je retrouvais, sur cet homme, la même odeur que celle de mon premier amour. Pas le même parfum, mais la même odeur de peau. Je retrouvais aussi mille sensations que je croyais oubliées. Et je me suis demandé si je n'étais pas tombée amoureuse uniquement à cause de cela ! »
Voilà probablement pourquoi Marion était si "accrochée" : cet élément olfactif lui rappelait sa première grande histoire sentimentale, certes, mais aussi sa jeunesse, ses premiers troubles... des années plus tard !
Nous avons tous, dans la tête, un répertoire de sensations, odeurs, goûts, gestes, qui nous permet de dessiner ce que le sexologue américain John Mooney appelle une « lovemap » ou carte de l'amour.
« Comme le langage naturel, elle se développe pendant les quelques années qui suivent la naissance, explique John Mooney. C'est une représentation, ou matrice, qui se construit dans le cerveau et qui dépend d'entrées sensorielles spécialisées. Elle dépeint l'image de votre amoureux idéal et ce, qu'en tant que couple, vous faites ensemble dans une relation idéalisée, érotique et sexuelle. Une lovemap est dans l'imagerie mentale, puis dans les rêves et les fantasmes, avant d'être traduite en action avec un partenaire. »
Pour le chercheur canadien en sexologie Michel Dorais, si elle se dessine dès l'enfance, cette "carte érotique" - que les psys appellent aussi « engramme » se complète tout au long de la vie : « Elle relie entre eux tous les éléments nécessaires à l'attraction sexuelle, éléments qui sont parfois conscients, parfois inconscients, mais toujours engrammés en mémoire. »
Lorsque nous déclarons, à propos d'un fiancé ou d'une fiancée potentiel(le), « c'est tout à fait mon type d'homme ou de femme », cette personne fait résonner en nous quelque chose de profond, relié à un stock d'émotions diverses.
Un vaste registre d'émotions
C'est à travers les dédales de notre mémoire que notre cerveau élabore graduellement les cartes érotiques. Elles fourniront les repères indiquant ce qui est désirable ou excitant et ce qui ne l'est pas, souligne le thérapeute.
Sans souvenirs, il n'y a pas de désirs possibles ; sans frustrations ou traumatismes à transformer en plaisir, il n'est guère d'excitation sexuelle qui tienne.
Cette constitution de "cartes érotiques" commence très tôt.
Le bébé commence à stocker les informations dans sa mémoire : ce qui lui donne du plaisir ou du déplaisir. Le parfum, la douceur de la peau de maman, la voix grave ou chantante de son papa, les gestes tendres qu'on lui prodigue, les baisers, mais aussi le toucher rêche du tablier de sa nounou, les odeurs de bons plats qui s'échappent de la cuisine quand il a faim, etc.
« Le bébé qui vient de naître ne pourrait pas éprouver de l'amour pour une plaque d'acier froid ou un bouquet de ronces, précise Boris Cyrulnik, neurologue et psychiatre. Il lui faut de la peau, de l'odeur, et des paroles pour réveiller en lui les traces de sa mémoire d'un bonheur parfait, d'une plénitude sensorielle passée. »
Tout un registre d'émotions se constitue ainsi au fil des années.
« Le désir est toujours désir du passé, insiste le psychanalyste Gérard Mendel. La recherche du plaisir serait, tout au moins à ses débuts, une forme de réflexe conditionné, inscrit dans la mémoire à partir des plaisirs connus et engrammés pendant l'enfance. »
Pour Michel Dorais, les amoureux qui retombent en enfance, se gazouillant des petits mots doux comme "mon petit lapin" ou mon "canard en sucre", sont autant d'indices qui nous montrent à quel point nos sentiments nous parlent du passé : comme si la passion, en ravivant certaines émotions de l'enfance, faisait resurgir le vocabulaire qui l'accompagne.
De même que nos expressions amoureusement cannibales, "J'ai envie de te dévorer", "J'ai faim de toi" ou encore "Tu es à croquer", renvoient aux tout premiers plaisirs oraux du bébé qui tétait le sein de sa mère. Et notre manie de mordiller, de suçoter est probablement aussi une résurgence de l'âge où l'on se nourrissait du corps de l'autre, en l'occurrence celui de sa mère !
« Le premier plaisir, c'est celui du sein, ou du biberon, explique la psychanalyste France Révidi. Le bébé, quand il tète, a besoin de manger, mais éprouve un "en plus" le plaisir. Le besoin est satisfait en même temps que le plaisir est là. »
A travers la nourriture, il fait l'expérience de l'amour, de la tendresse. C'est l'apprentissage du plaisir par le corps. « Dans certaines cultures, souligne-t-elle, comme celles d'origine nord-africaine, aussi bien chez les Juifs que chez les musulmans, se crée une relation ineffable à la cuisine de la mère. C'est un lien de proximité, de tendresse et d'amour. »
Et si ce lien a bien fonctionné, il trouve sa place tout naturellement dans la construction du désir de l'adulte. Pour résumer, on pourrait dire : qui a été nourri avec amour aimera avec générosité !
L'influence des privations affectives
Là où ça se complique, c'est que cette fameuse "carte érotique", avec nos souvenirs agréables de plaisirs, comporte aussi nos manques et nos traumatismes. On aime et on désire avec ce qui nous a été donné, mais aussi en fonction de ce qui nous a été refusé !
Marielle, 35 ans, est abonnée aux histoires d'amour ratées.
« Toute ma vie, raconte-t-elle, j'ai aimé des hommes dominateurs et exclusifs qui exigeaient de moi sécurité, amour et fidélité, mais ne remplissaient pas leur part du contrat. Ils étaient infidèles et fuyants. Mais quand je tombais sur un homme gentil, au caractère heureux, je n'éprouvais avec lui ni désir ni plaisir. »
Or, quand on parle avec Marielle de son enfance, la jeune femme confie qu'elle a vécu, petite fille, dans une sorte de désert affectif : son père a quitté le domicile alors qu'elle avait quatre ans, et sa mère, très prise par son travail, confia l'enfant à une nounou peu affectueuse. Pour le chercheur en sexologie, « les enfants ayant souffert de privations affectives sont souvent les plus dépendants sur le plan amoureux ou sexuel. Le vide qu'ils ont ressenti a creusé un gouffre que toutes les attentions du monde ne peuvent remplir. »
Le neurobiologiste Jean-Marc Vincent s'est penché sur certaines conduites sexuelles perverses. Elles découleraient aussi de ce qu'il appelle une carte du "Tendre abîmée". Pour lui, c'est entre l'âge de cinq et huit ans que la carte est la plus vulnérable et menacée par ce qu'il appelle "les vandalismes".
« Violences, sévérités excessives ou dilemmes insupportables sont autant de dégâts qui, au lieu d'une carte aux contours bien tracés, laissent à l'adolescent un plan raturé et truqué pour le guider sur le terrain redoutable de la sexualité. Toutes les pathologies sexuelles qui se manifestent après la puberté sont les conséquences d'une carte du Tendre abîmée. »
La petite fille élevée par un père violent sera tentée de chercher des hommes dominateurs ; le petit garçon qui aura assisté aux brutalités de son père risque de devenir à son tour brutal, etc.
Mais tout n'est pas joué d'avance, heureusement : les rencontres faites à l'âge adulte, notre faculté à réfléchir sur ce que nous sommes, à rechercher dans notre passé, parfois avec l'aide d'un thérapeute, les raisons qui nous poussent à agir, peuvent changer notre comportement. Non, tout ne se joue pas avant l'âge de six ans, comme on a pu l'écrire, et nous sommes aussi responsables de notre propre histoire… cela s'appelle le libre arbitre !
Et ces trous et bosses dans notre carte érotique servent à quelque chose : ils sont à l'origine de bon nombre de nos fantasmes amoureux, d'un imaginaire secret qui n'appartient qu'à nous...
« Le fantasme et le scénario sexuels s'érigent en langage d'un désir qui est lui-même l'expression de nos manques et nos frustrations d'hier et d'aujourd'hui », souligne Michel Dorais.
Les premières amours fondatrices
Notre "carte érotique" se constitue donc peu à peu tout au long de notre vie, ajoutant ici une odeur, là un timbre de voix, là encore un grain de peau. Et nos premiers émois amoureux sont bien sûr enregistrés quelque part.
« Je n'oublierai jamais le premier amour de ma vie, témoigne Charlotte, 38 ans. J'avais 18 ans, lui 22. J'ai eu l'impression de tout apprendre avec lui, et je crois que c'était réciproque. Jamais je n'ai vécu de plaisir, avec un autre homme, avec la même intensité : c'était la découverte de l'autre, de sa peau, de son odeur. La vie nous a séparés, mais j'ai gardé la géographie de son corps quelque part dans ma tête, et j'ai toujours un faible pour les bruns aux yeux verts, comme lui. J'ai parfois l'impression de le chercher encore. »
Charlotte essaie, comme nous en avons souvent la tentation, de retrouver les émois de son adolescence.
Nous cherchons toujours plus ou moins consciemment à réécrire plus heureusement le passé. Nos désirs sont des ponts jetés entre notre passé et notre devenir.
Nos passions n'ont donc rien d'instinctif et il est important de comprendre notre fonctionnement, et de quelle manière le passé influe sur notre vie amoureuse. Savoir décrypter les remous de notre histoire nous permettra peut-être, d'ajouter de nouveaux reliefs à cette fameuse carte de l'amour !
La mémoire des gestes tendres
Les femmes reprochent souvent aux hommes de bâcler les préliminaires et d'attacher peu d’importance aux caresses. Et si cela venait du fait qu'ils sont moins cajolés par leur mère dans l'enfance ? Une injustice qui s'accroît avec l'âge de l'enfant. Les pères ont également plus tendance à câliner leurs filles que leurs garçons.
Or, le bienfait des câlins n'est plus à démonter : le cerveau secrète de l'endorphine, une petite molécule qui se fixe sur les neurones qui reçoivent les messages douloureux « Caresser un enfant qui vient de tomber possède une qualité relationnelle et un effet heureux, explique Boris Cyrulnik. Voilà pourquoi on frotte le genou abîmé ».
Les garçons se développeraient donc une relative carence affective, et cela influerait sur leur manière d'aimer.
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